En cliquant sur les onglets ci-dessus, vous pourrez retrouver les souvenirs de la venue de Michel Butor à Mons-en-Barœul le samedi 5 mars 2011 (Le retour dans sa maison natale, l'hommage à la Maison Folie du Fort de Mons et des moments émouvants avec notamment un vivat flamand et la découverte de l'iPad lors d'un repas à l'Hamadryade de Villeneuve d'Ascq). Le samedi 5 mars après midi Michel Butor a inauguré au musée Sandelin à St Omer une exposition qui lui était consacré (onglet St Omer). Nous avons ajouté les émotions du 18 mai 2012 à Mons (restaurant du Fort, découverte de la bibliothèque et vernissage dans la salle d'exposition du fort) et le lendemain lors d'une visite privée au musée de la piscine de Roubaix et son intervention à la médiathèque l'Odyssée à Lomme. Merci au groupe des amis de Michel Butor qui a permis à Michel Butor de retrouver sa ville natale.

Ecrivain migrateur et foisonnant

Texte d'Irène Languin dans la Tribune de Genève le 26 avril 2016


Malgré son âge, il a conservé une stature de charpentier. Devant la grille blanche de sa maison de Lucinges, en Haute-Savoie, Michel Butor, vêtu de son éternelle salopette bleue, salue le visiteur d’une poigne d’artisan, qui tranche avec une voix plutôt fluette. Dans le repaire montagnard de l’écrivain règne une joyeuse et savante anarchie. Les trois chiens jappent allègrement dans leurs cages, tandis qu’on grimpe l’escalier de bois qui mène à l’immense atelier débordant de manuscrits, de livres et de tableaux.



Etiqueté père du Nouveau roman avec la parution, en 1957, de La Modification, Michel Butor reste pourtant inclassable. Tour à tour poète, philosophe, professeur, théoricien de la musique, de la peinture et de la littérature, cet auteur foisonnant, grand voyageur, a bâti une œuvre complexe et mené une existence libre et nomade. Une fois sa massive bonhomie calée dans un fauteuil, le monstre sacré se confie avec bienveillance et simplicité.


Avec le recul, diriez-vous que le Nouveau roman a révolutionné la littérature ou n’était-ce qu’un mouvement éphémère ?

Tous les mouvements sont éphémères et apportent toutefois quelque chose. Le Nouveau roman, c’était un certain nombre d’écrivains très différents les uns des autres, qui se connaissaient un peu et qui ont été mis ensemble parce que les journalistes ne savaient pas comment les définir. Ils étaient réunis autour des Editions de Minuit mais n’ont jamais constitué un mouvement formalisé, comme les Surréalistes. Ça a produit des œuvres très belles. Et au bout d’un certain temps, chacun s’en est allé de son côté.

Qu’est-ce qui vous a fait quitter le Nouveau Roman ?

En réalité, c’est le roman qui m’a abandonné. Je n’ai plus réussi à en écrire un seul. J’ai essayé, les éditeurs auraient bien voulu. En 1960, je suis parti aux Etats-Unis avec dans la tête un projet de roman encore assez vague. Et j’ai été tellement impressionné par ce pays que j’ai cherché le moyen d’en parler : j’ai abouti à Mobile, qui n’était plus du tout ce qu’on appelle aujourd’hui un roman.

Comment en vient-on à écrire autant de livres ?

J’en ai écrit quelque chose comme 2700! Il faut dire que j’ai commencé tôt. Dès que j’ai appris à lire, ça m’a passionné. Nous étions sept enfants, il y avait la chambre des filles et celle des garçons. Tous les soirs, j’endormais mes deux frères en leur racontant des histoires : ces improvisations étaient nourries de ce que j’avais lu durant la journée.

Vous avez vécu comme un électron libre. Au fond, vous êtes une sorte d’oiseau migrateur…

Absolument, d’ailleurs mon nom est celui d’un oiseau migrateur. Un peu difficile à porter parce que le butor est très décrié. Autrefois, c’était une insulte terrible. Je m’y suis beaucoup intéressé, c’est devenu une sorte de totem. Le butor passe l’hiver en Egypte – où j’ai aussi séjourné – et l’été, il vient en Europe occidentale, où il vit dans des marais. Il a la particularité, au moment de migrer, d’enfouir son bec dans la vase, de souffler très fort et de produire un mugissement spectaculaire qui s’entend à des kilomètres à la ronde.

Voyagez-vous encore ?

Beaucoup moins qu’avant car je suis vieux. Il doit y avoir deux ans que je n’ai pas traversé l’Atlantique. Le train me convient encore, mais les aéroports sont devenus si inconfortables et déplaisants que je ne peux plus prendre l’avion tout seul.

Vous voyagez néanmoins toujours dans les formes littéraires. Pouvez-vous me parler de vos « livres d’artistes » ?

On les appelle aussi livres de dialogue. J’aime travailler avec les peintres, les photographes, les musiciens. Quelquefois, j’écris pour eux des textes ou alors ils me montrent ce qu’ils ont fait et me demandent de mettre un texte dedans. Ce sont comme des questions qu’on me pose. C’est très difficile et très intéressant à la fois. Il faut trouver un instrument qui écrit sur les divers supports et inventer quelque chose de pas idiot qui fasse que ce soit mieux après qu’avant.

Sur quel support écrivez-vous ?

Je suis un survivant du XXe siècle, mais j’ai adopté certains des instruments du XXIe : j’ai un ordinateur. Lorsque j’écris des poèmes, je le fais sur des petits carnets. Après, je travaille sur traitement de texte. C’est un bonheur pour moi car je peux raturer autant que je veux.

Quel regard portez-vous sur le livre numérique ?

C’est formidable. Si j’étais plus jeune, je me précipiterais! Des amis m’ont donné une liseuse électronique, j’y ai lu Les mystères de Paris d’Eugène Sue. J’y ai mis aussi toutes les œuvres d’Alexandre Dumas disponibles sur la Toile. Pour ce genre de lecture, ça convient très bien. Pour l’instant, on est obsédé par l’idée de reproduire les caractéristiques du livre papier. Bientôt, on fera des livres dédiés aux tablettes. Les possibilités sont immenses et encore pas du tout exploitées !

Votre maison s’appelle « A l’écart », pourquoi ?

C’est un village dispersé, avec un chef-lieu typique : il y a autour d’une place la mairie, l’école, l’église et le bistrot. Nous sommes près du centre mais pas tout à fait. D’autre part, ça correspond à une attitude d’esprit, j’ai toujours eu besoin d’une certaine distance. Je suis presbyte, alors je vois mieux quand les choses sont un peu loin. Et j’ai besoin d’un temps de réflexion.

Et il règne chez vous un silence remarquable !

Ça, c’est essentiel pour moi qui suis sourd. Il y a ici un confort acoustique formidable. Lorsque je travaillais à Genève, on cherchait à acheter une maison dans les environs. On en a visité une cinquantaine et presque toutes avaient un défaut terrible: le bruit, qui monte depuis la plaine. On ne pouvait pas se tenir dehors.

Votre mère aussi était sourde…

Oui, elle est devenue sourde quand j’avais 7 ans. Ça m’a beaucoup marqué. Elle a appris à lire sur les lèvres et nous avons appris à bien articuler. Nous pouvions ainsi communiquer silencieusement avec elle au milieu de la foule. C’était extrêmement précieux.

Vous êtes aussi un lecteur de peintures. L’écriture est-elle une école du regard ?

La figure du peintre était très importante dès mon enfance. Mon père, pour élever sa nombreuse famille, travaillait dans l’administration des chemins de fer français. Mais il était un artiste refoulé: il passait tout son temps de loisir à peindre et à graver sur bois. Il nous a fait apprendre à dessiner. Nous avons reçu une éducation artistique traditionnelle, comme dans les écoles des beaux-arts d’il y a cent ans. Ça m’a appris à regarder. Jeune, j’ai été tenté par la peinture, j’aurais aimé être celui que mon père n’avait pas pu être. J’aimais aussi beaucoup la musique, j’ai travaillé le violon pendant dix ans, mais je n’étais pas très doué. Quand j’écris, je veux faire de la peinture et de la musique en même temps, et ça donne de la littérature.

Vous allez avoir 90 ans en, qu’est-ce que ça vous fait ?

Il ne me reste vraisemblablement plus beaucoup d’années à vivre. Alors il faut que je m’habitue à cette idée. La méditation sur la mort est un thème littéraire fondamental, donc ce n’est pas une difficulté. J’ai eu une vie très difficile mais magnifique. J’avais très envie de courir le monde, je l’ai fait, j’aimais beaucoup enseigner, je l’ai fait, j’avais envie d’écrire, je l’ai fait, j’aspirais à avoir une famille, je l’ai eue. Je me considère comme très gâté.

Quel a été le moment le plus marquant de votre existence ?

Mon mariage, ma vie a pivoté !

Vous avez toujours dit vouloir changer le monde. C’est encore votre ambition ?

Absolument, il en a besoin! Ce ne sont ni les chefs d’entreprise, ni les milliardaires, ni les hommes politiques qui changent le monde. Ce sont les scientifiques, les savants, les techniciens. Dans le passage du XXe au XXIe siècle, ce sont eux qui sont à l’origine des deux inventions les plus marquantes: le téléphone portable et Internet. Les poètes sont les chercheurs et les techniciens du langage. Et moi, c’est en travaillant sur le langage que je puis le mieux changer le monde.


Evénement Michel Butor Mardi 26 avril de 16 à 18 h, Fondation Martin Bodmer. Visite de l’exposition « Michel Butor et le livre d’artiste » et signature de « 105 œuvres décisives de la peinture occidentale montrées par Michel Butor » (Ed. Flammarion, 256 p.). Infos: fondationbodmer.ch (TDG)