En cliquant sur les onglets ci-dessus, vous pourrez retrouver les souvenirs de la venue de Michel Butor à Mons-en-Barœul le samedi 5 mars 2011 (Le retour dans sa maison natale, l'hommage à la Maison Folie du Fort de Mons et des moments émouvants avec notamment un vivat flamand et la découverte de l'iPad lors d'un repas à l'Hamadryade de Villeneuve d'Ascq). Le samedi 5 mars après midi Michel Butor a inauguré au musée Sandelin à St Omer une exposition qui lui était consacré (onglet St Omer). Nous avons ajouté les émotions du 18 mai 2012 à Mons (restaurant du Fort, découverte de la bibliothèque et vernissage dans la salle d'exposition du fort) et le lendemain lors d'une visite privée au musée de la piscine de Roubaix et son intervention à la médiathèque l'Odyssée à Lomme. Merci au groupe des amis de Michel Butor qui a permis à Michel Butor de retrouver sa ville natale.

L'inconnu notoire

Michel Butor, l’inconnu notoire

Il est à la fois l’écrivain le moins lu et le plus discuté de son époque. A 70 ans, Michel Butor s’est livré à André Clavel dans « Curriculum vitae » et publie le dernier volume de sa série « le Génie du lieu ».

Rencontre

Michel Butor ressemble aux maisons qu'il habite, et plus encore aux noms qu'il leur donne. Nichée au fond d'une impasse, sa demeure de Lucinges, qui domine le lac de Genève sur les contreforts savoyards, porte joliment le sien : « A l'écart ». La précédente, à Nice, il l'avait baptisée « Aux antipodes », et l'on se sentait une âme d'explorateur rien qu'en rédigeant son adresse postale : Michel Butor, Aux antipodes, chemin de Terra Amata. C'est dire si Butor se mérite. Si le roman français était une mappemonde, il en serait sans doute la Nouvelle-Zélande. 

Butor ? Vous lancez le patronyme, on vous répond Nouveau Roman, comme on répondrait à une question de géographie : ah ! oui, les moutons mérinos. Et d'ailleurs, que reste-t-il de « l'école du regard », comme on l'appelait encore dans ce temps-là, qu'une vague idée de steppe, d'herbe rase et de continent perdu ? De toute évidence, cet homme a le génie du lieu, pour reprendre le titre de la voyageuse série à laquelle il met aujourd'hui un terme avec un cinquième volume, dédié au gyroscope de Foucault. L'ouvrage, plus large que haut et pourvu de deux entrées, autrement dit sans verso, et par là même sans fin, prouve sans conteste, au moyen de fantaisies typographiques qu'il est seul à se permettre, que Michel Butor demeure, à 70 ans, un auteur en perpétuel mouvement. Insaisissable, si vous préférez.

Né une première fois à Mons-en-Barœul le 14 septembre 1926.

Papa absent et maman sourde, le gris du Nord, le feutré des choses, la discrétion même. Butor, c'est l'histoire d'un écrivain qui se cache jusque dans les terribles sonorités de son nom d'oiseau, qui avait fait dire à l'incontournable Paulhan, le jour où le jeune homme lui apporta son premier manuscrit : « On vous publie mais, naturellement, vous prenez un pseudonyme. » Le plus étrange échassier des lettres contemporaines, passablement migrateur de nature, a souvent changé de nid, jamais de nom. Il a même pris un malin plaisir, avec un humour resté inaperçu des colloqueurs de Cerisy, à intituler ce premier roman : « Passage de Milan ». Ce fut sa façon de renaître. Des antipodes il a donc glissé à l'écart. C'est tout de même moins loin. 

En quarante et quelques années d'obstinée absence à tout semblant de carrière, Butor s'est manifestement rapproché du monde sensible. Il s'est même longuement confié à son dernier visiteur, André Clavel, un voisin thononais, familier des sols pentus du Haut-Chablais, et nanti de ce fait d'un fort talent pour l'escalade et la rareté, qui est parvenu à surprendre l'animal là où on ne l'attendait plus : chez lui. L'auteur de « Travaux d'approche » semble le féliciter sincèrement lorsqu'il convient : « Le butor était un échassier migrateur, jaloux de son indépendance, et qui savait particulièrement déjouer les pièges des chasseurs. Je me suis identifié à cet animal tutélaire, dont j'ai vite fait mon totem. Mais il m'a d'abord fallu conjurer la connotation injurieuse du mot. Il fallait que je sois plus raffiné que les autres, puisque je m'appelais Butor. D'instinct, dès l'enfance, j'en ai rajouté dans la solitude par un surcroît de vocabulaire, d'élégance, de courtoisie. Je me suis marginalisé dès le départ, mais c'était valorisant. Au fond, il y avait là en germe le paradoxe qui continue aujourd'hui : je suis à la fois le moins lu et le plus discuté. »

Et c'est ainsi que la coqueluche des manuels scolaires écrit pour démentir son nom. Pour l'effacer. Comme on gomme les ombres et la violence qui font obstacle à la transparence. C'est en effet la douceur qui étonne au premier regard, chez ce vieil adolescent en révolte qui a pris un jour la syntaxe comme il prendra l'Hôtel de Massa, siège de la Société des Gens de Lettres, en Mai-68 : d'assaut (et, un brelan de décennies après cette burlesque expédition, il ne peut en faire le récit sans rosir de son audace). Paul Guth, dépêché par le « Figaro » dès l'apparition du phénomène, une douzaine d'années auparavant, avait été frappé par les manières délicates d'un artiste que ses arrogantes novations classaient pourtant parmi les plus intrépides. 

On ne parlait pas encore de Nouveau Roman, mais on lui cherchait déjà un nom pour le distinguer de l'ancien, que des jeunes gens sans scrupule avaient investi avec la rudesse des chars russes poussant les murs de Budapest. En 1956, Butor a déjà publié « Passage de Milan » et « l’Emploi du temps », dont les premières pages avaient été écrites chez son ami le philosophe Jean-François Lyotard, à La Flèche, au cœur d'un hiver sibérien où l'encre gelait au bout de la plume. Seulement, ce héros trentenaire qu'on imaginait en Rimbaud des grimoires vit encore chez ses parents et Paul Guth découvre un fantôme «vêtu de sombre, dans un beau drap à chevrons. Il est doux, effacé, triste. Ses yeux se ferment parfois sur de longs cils. Ils ont ce noir huileux des yeux peints par le Greco. Tout, chez lui, de l'attitude jusqu'aux cheveux, dit la fragilité, le repliement. Il parle d'une voix feutrée, qu'il ménage avec des réticences de prêtre...» 

Butor n'a pas changé, à deux détails près. Il porte la barbe et la salopette, l'une et l'autre avec une constance quotidienne. La première pour être reconnu comme un grand-père par ses petits enfants. La seconde pour être reconnu comme Butor par son public, lequel est déçu s'il ne se présente pas à ses conférences vêtu d'une de ces casaques ouvrières à poches multiples que lui fournissait naguère la Manufacture d'Armes et Cycles de Saint-Etienne, et à la confection desquelles œuvre désormais son épouse, Marie-Jo. Butor déteste les bretelles presque autant qu'il abomine Robbe-Grillet, et il abhorre les ceintures à peine moins qu'il maudit Jérôme Lindon. Il éprouve comme un inconfort d'être attaché par un système quelconque, qu'il s'agisse d'un simple pantalon ou du Nouveau Roman (lequel n'est pas loin de lui apparaître comme une pantalonnade).

La Suisse, où il a longtemps vécu, l'a déjà statufié dans sa combinaison fétiche, à Genève, sur le quai d'une station de transports urbains où un Butor de bronze attend parmi d'autres usagers le tram de la ligne 12. Chez nous, Butor est célèbre depuis « la Modification », dont le lancement, en 1957, fit presque pâlir celui de Spoutnik I. Couronné par le prix Renaudot, bercé par les vivats de la critique (Maurice Nadeau salue dans « France-Observateur » la « maîtrise totale » du jeune romancier), Michel Butor accède à la gloire en même temps que Brigitte Bardot et Jacques Anquetil, et peut-être qu'il cristallise lui aussi cet air d'adolescence boudeuse et attardée qu'on voit aux héros de cette époque. 

Comme « la Modification » traite de l'adultère en général et de sa version ferroviaire en particulier, on le photographie à tout bout de champ devant des locomotives, des wagons, des gares. Mais le fils de cheminot recevra des lettres d'insultes quand les lecteurs s'apercevront que le roman est à peu près aussi croustillant, sous le rapport de la chose, que l'indicateur Chaix dont il s'inspire. « On m'a souvent présenté comme un auteur d'avant-garde, ce qui est faux », se défend-il aujourd'hui. D'ailleurs, Alain Robbe-Grillet estimait que dans une petite maison comme Minuit, dont ils partageaient la couverture, il n'y avait pas de place pour deux écrivains de leur exceptionnelle dimension. Butor ne se fit pas prier pour déguerpir. Les virées à moto sur le tan-sad de Georges Perros l'amusaient davantage que l'impossible tandem avec l'ingénieur agronome que le Nouveau Roman s'était donné pour chef. 

Butor, pour sa part, avait accompli de plus sérieuses humanités : il avait appris à danser la rumba, c'était un produit de la Libération, une époque qui exigeait d'être agrégé de philo, comme Sartre, et de boire du Pernod le matin, comme Breton. A tout le moins. Butor échoua dans les deux épreuves, qui le laissèrent pareillement amoché, trouva un emploi de portier au Collège philosophique : il tenait la caisse, déchirait les billets, pressait les foules chuchotantes vers la splendeur du savoir, que magnifiaient en ce temple Gaston Bachelard ou Jean Wahl, toutes les sommités du temps. Avec le jazz en plus, le be-bop et Dizzy Gillespie en cours du soir, il y avait largement de quoi repenser le monde. Et Michel Butor au fond ne s'en est pas privé, même si André Breton, l'apercevant lors d'un vernissage rue Saint-Guillaume, s'écria un jour à la cantonade : « Tenez, c'est comme ce Butor que voilà, qui pourrait tellement nous intéresser, mais non, il faut qu'il écrive des romans ! »


Jean-Louis Ezine