L’écrivain Michel Butor, figure du Nouveau Roman, est mort
Michel Butor est mort le matin du mercredi 24 août 2016 à l’hôpital de Contamine-sur-Arve, en Haute-Savoie, non loin de son domicile, a annoncé au Monde sa famille. René de Ceccatty, Journaliste au Monde
Michel Butor, le 5 décembre 1964, à Paris
Comme pour se défendre des dimensions assez exceptionnelles
de son œuvre et de sa variété, avec une place considérable laissée à la
critique et à l’analyse des classiques, Michel Butor disait, en se distinguant
des autres écrivains du Nouveau Roman :
« J’étais le seul professeur. J’étais constamment obligé,
par honnêteté, de situer ce que j’écrivais ou ce qu’écrivaient les autres par
rapport à ce qui avait eu lieu auparavant et à la situation générale où nous
apparaissions. J’espère avoir apporté quelques nouveautés. Mais je crois avoir
apporté beaucoup plus de nouveauté après ma période romanesque que pendant
cette même période. Si j’ai apporté quelque chose de nouveau, c’est que j’ai
été entraîné par l’élan de nouveautés qui vient du fond des siècles. »
C’était à l’occasion du centenaire de la mort de Jules
Verne, l’un de ses multiples « interlocuteurs » :
« J’ai été très critiqué dans ma vie de tous côtés. J’ai
beaucoup scandalisé. J’ai donc eu besoin de complices. Les contemporains ne me
suffisaient pas. Certains m’ont aidé, mais c’était insuffisant. J’avais besoin
de répondants “beaucoup mieux placés”… C’est pourquoi j’ai écrit tant d’essais
critiques. »
Son appartenance à « l’école du regard »
S’il ne fait aucun doute que Passage de Milan (Minuit,
1954), L’Emploi du temps (Minuit, prix Fénéon, 1956) et surtout La Modification
(ibid., prix Renaudot, 1957), dont la narration à la deuxième personne du
pluriel aura bien des imitateurs, marqueront définitivement l’histoire du roman
français et justifient pleinement l’appartenance de Butor à « l’école du regard
», il est aussi évident que l’écrivain échappe rapidement à toute
classification réductrice.
Poète, à la différence de ses confrères les plus célèbres
(Claude Simon, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet), il poursuit pendant
plus d’un demi-siècle une série de publications qu’il regroupe par catégories
plus ou moins changeantes et alternées (« Le génie du lieu », « Matières de
rêves », « Improvisations », « Illustrations », « Avant-goût », « Répertoires
») dans lesquelles il rend compte de ses nombreux voyages et découvertes, qui
lui permettent d’accomplir une véritable description raisonnée du monde, avec
quelques points d’attache réguliers.
Lire aussi : Michel Butor, « le souvenir d’un géant aux
yeux ailés »
Ses visites ou séjours en Egypte, au Mexique, à Venise, aux
Etats-Unis, au Japon ont donné lieu à des publications parfois très originales,
comme Mobile (Gallimard, 1962) ou 6 810 000 litres d’eau par seconde (ibid.,
1963), Transit, livre qui se lit tête-bêche, (Gallimard, 1993) ou Le Japon
depuis la France, Un rêve à l’ancre, (Hatier, 1998). C’est par centaines, sinon
milliers, que se comptent les ouvrages de Butor, parfois tirés à un petit
nombre d’exemplaires, sous forme de livres d’artiste, mais la production n’en
demeure pas moins ahurissante.
Comprendre tous les langages
Son insatiable curiosité, son besoin de communiquer avec des
artistes vivants et de comprendre tous les langages (musique, photographie,
peinture surtout) donnent une allure encyclopédique à ses recherches. Il
consacra notamment des études à Mondrian, Vieira da Silva, Giacometti, Rothko,
Alechinsky, Barcelo, mais aussi à Delacroix, Rembrandt.
Sans doute, son métier d’enseignant le conduisit-il tout
d’abord à voyager, lui insufflant la nécessité de décrire les mondes nouveaux.
Paradoxalement, celui qui se fit connaître par quatre romans obsessionnels aux
situations étriquées et enfermées (un immeuble, une entreprise, un train, une
classe de lycée) devient l’écrivain du voyage et de l’exploration, des grands
espaces, des cultures éloignées. Et si on le compare à ses compagnons des
éditions de Minuit, on doit admettre cette différence fondamentale. Il est
toujours ailleurs.
Peu soucieux de représentation dans un milieu éditorial qui
finit par le snober, il suscite de véritables passions, en revanche, chez ses
amis artistes et chez les universitaires. Il est couronné d’un certain nombre
de prix prestigieux, il publie chez de grands éditeurs.
Mais justement, chez plusieurs, ce qui signifie une
lassitude réciproque. Un besoin de liberté. Peu d’écrivains ont accepté autant
d’entretiens (notamment réunis chez Joseph K. éditeur, en 1999, en trois
volumes, sous le titre Quarante ans de vie littéraire).
Il dialogua également avec André Clavel (Curriculum vitae,
Plon, 1996) et avec Carlo Ossola (Conversation sur le temps, La Différence,
2012) et, par correspondance, avec Frédéric-Yves Jeannet (De la distance, Le
Castor astral, 2000). Mireille Calle-Gruber entreprit la publication raisonnée
de son œuvre à partir de 2006 (pour ses 80 ans) aux éditions de La Différence.
Douze volumes, chacun de plus de mille pages en grand format, avaient paru en
2010.
Des études de philosophie
Comme Michel Tournier, Butor a fait des études de
philosophie. Secrétaire de Jean Wahl, il était destiné à une carrière classique
d’enseignant dans cette discipline, mais son échec à l’agrégation l’oriente
vers la littérature.
Il fera une carrière à l’étranger, avant d’entrer en quelque
sorte dans les rangs de l’université suisse, à Genève, où, après un séjour à
Nice, il donnera des cours intenses jusqu’en 1991. Flaubert, Balzac, Rimbaud
firent l’objet d’analyses approfondies dans ses cours, repris dans la série des
Improvisations, publiées par La Différence.
Mais, à vrai dire, tout pouvait susciter chez lui un
engouement : un herbier, un musée, un atelier, un album de photographies, une
ruine, des collages, une œuvre artisanale, un calendrier, une architecture.
Tout ranimait le goût de la langue et une sorte de devoir de description
inépuisable. Il jouait sur les mots avec gaieté, avec sensualité, mais sans
superficialité ; les mots et les langues étrangères ; ce n’était pas plus un
poète de l’épanchement lyrique qu’un poète formaliste.
Il écrivait en voyage comme un peintre trace des croquis. Il
voulait capter la diversité du monde et des sensibilités qu’il s’appropriait
comme une sorte de Zelig ou de Fregoli de la littérature.
A demi retiré en Haute-Savoie dans un grand chalet envahi
par ses livres, il avait pris l’apparence d’un sage ermite, d’un patriarche, à
la Gaston Bachelard, philosophe avec lequel il avait en commun un peu plus que
la silhouette, la barbe et le regard moqueur. Comme l’auteur de L’Air et les
Songes, Michel Butor cherchait à définir une poétique généralisée du monde, par
toutes sortes de voies d’accès. Car « une des façons les plus importantes d’agir
sur la réalité, c’est de passer par le langage », assurait-il au Monde en
juillet.
Michel Butor, le 9 mars 2011 à Paris
Plus qu’un simple observateur
Sans doute, il fut de sa génération (qui était aussi celle
de Michel Foucault) celui qui mit le plus profondément en cause la notion
d’auteur. Sa faculté unique de dialoguer avec les artistes, les poètes, les
cultures, les paysages faisaient de lui plus qu’un simple observateur ou qu’un
témoin.
Certes, il était troublant de savoir que la narration
romanesque avait rapidement cessé de l’intéresser. Même si ses quatre romans
demeurent des classiques, ils ne furent rédigés que sur une très brève période,
quand il avait une trentaine d’années. Le reste de sa vie fut occupé, peut-on
dire, à s’instruire et à instruire les autres.
Il est peu d’exemple d’œuvres aussi humbles devant la tâche
d’apprendre et de productions aussi protéiformes. L’ambition ne lui manquait
pas, mais l’arrogance en était radicalement absente. Ses innovations furent
incontestables dans le roman, mais il ne s’y arrêta pas. Il ne revint jamais
dessus, ne les souligna pas. Butor passait toujours à autre chose. Quand on lui
demandait d’expliciter ses techniques narratives, il se pliait à la contrainte,
mais avec le sérieux un peu détaché d’un critique parlant d’un autre.
Sa propre fertilité rendait également modeste Butor, qui
procéda à un choix de ses poèmes (Anthologie nomade, « Poésie », Gallimard,
2004) et organisa plusieurs expositions de ses nombreuses publications à
tirages restreints (notamment à la Bibliothèque nationale, qui retraçait ses
voyages à travers le monde).
Butor était-il un écrivain pour écrivains ? Nathalie
Sarraute, Claude Simon, mais aussi Barthes, Le Clézio ont exprimé toute leur
admiration. La littérature faisait, répétait-il, partie de la réalité : elle
n’en était pas seulement le miroir révélateur, mais un élément au même titre
qu’une ville, un être humain, une rivière ou le ciel.
Il avait, dans le cours de ce dialogue infini, publié au
printemps 2016 un Hugo (Buchet-Chastel) et des Ruines d’avenir (Actes Sud/Ville
d’Angers), « livre-tapisserie » sur la tenture de L’Apocalypse du château
d’Angers.
En savoir plus en cliquant ici
Une cérémonie intime et émouvante s'est déroulée pour dire au revoir à Michel Butor