Michel Butor. « Je suis en quelque sorte en sursis »
À 85 ans, lors d’une conférence émouvante, l’écrivain Michel
Butor médite sur la nature du temps : celui qu’il a vécu et celui qui lui reste
à vivre. Nous ne sommes pas seulement serviteurs ou victimes du temps, mais
aussi ses créateurs. Voilà la grande leçon de l’œuvre de Michel Butor. L’auteur
de La Modification et de L’Emploi du temps était l’invité d’honneur du dernier
festival Philosophia consacré au temps (à Saint-Émilion du 27 au 29 mai 2011).
Au cœur de la salle des Dominicains, ex-cloître des Jacobins, dans ce lieu où
se recoupent histoire religieuse, révolutionnaire, et culture du vin, il a
livré avec le philologue Carlo Ossola, professeur au Collège de France, pendant
près de deux heures, une éblouissante conférence sur notre capacité, nous qui
sommes dans le temps, à répliquer par des actes de création. Jeux avec la
mémoire et avec le récit, improvisation musicale, anticipation de l’avenir,
modification de nos calendriers ou prophétie de la fin des temps, nous ne
cessons de jouer avec chronos et d’inventer des outils qui nous permettent d’arrêter
le flux en l’attachant à de l’espace – ce qu’il appelle à la suite du critique
russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) des « chronotopes ». Envisageant la
perspective de la fin des temps, l’écrivain-philosophe a conclu par un
témoignage sur sa propre expérience de l’accélération et son espoir de
survivre, dans et par les autres. Voici en guise de conclusion les temps forts
de cette « leçon ». En partenariat avec le Festival Philosophia.
Weather and Time
« J’ai vécu quelque temps à Manchester où j’ai été lecteur
dans mes jeunes années. C’était une ville où régnait en hiver un brouillard, le
smog, à distinguer du fog par son épaisseur palpable. Manchester était alors
une ville industrielle, les usines recrachaient cendres et fumées qui se
mêlaient à l’humidité ambiante. Sortir dans la rue revenait à s’enfoncer dans
une caverne molle et froide. J’entendais souvent dire : “In Manchester there is
no time, only weather.” Ces deux termes anglais, weather et time, qui
signifient la même chose en français, nous invitent à penser différemment
l’opposition entre l’épaisseur du temps vécu, du temps qui passe, et la
linéarité du temps socialisé, du temps des calendriers, des horloges. Le plus
souvent, nous concevons le temps de façon linéaire, mais cela ne peut pas
fonctionner. Saint Augustin le souligne lorsqu’il évoque dans ses Confessions
les trois temps du présent. Passé et futur n’ont selon lui pas de réalité en
eux-mêmes, ils n’existent que dans notre conscience, dans nos souvenirs et nos
projections. Il considère donc plus appropriés les termes de présent du passé,
présent du présent et présent du futur. Ce sont ces différentes échelles
superposées que j’ai voulu explorer dans L’Emploi du temps. Dans son journal
intime, Jacques Revel, simple employé de bureau, revient sur ses premiers mois
à Bleston, ville anglaise imaginaire. L’écriture dessine jour après jour les
contours d’un labyrinthe spatio-temporel où, Français égaré dans des brumes
étrangères, Revel tente de reconstruire l’entrelacement des rues et de ses
rencontres. »
La fugue
« Nous tourner vers la musique peut être ici utile. Le temps
musical est étranger à la linéarité : des motifs se répètent, se transforment,
se renversent, s’imbriquent les uns dans les autres… La fugue et l’écriture
contrapuntique en sont les exemples les plus frappants. “Fugue” signifie
littéralement “fuite” (du latin fugare) : on y court après le temps tout en
voulant le maîtriser, l’organiser, le modeler. Dans L’Emploi du temps cette
conception musicale du temps vient au secours du temps vécu, elle réorganise la
linéarité du calendrier. Un récit n’est jamais chronologique : on croit
raconter une histoire avec un début et une fin, mais il y a toujours des
retours en arrière. Si le parcours d’un personnage peut constituer la colonne
vertébrale du récit (Rastignac dans La Comédie humaine), les rencontres qu’il
fait obligent à bouleverser la linéarité des événements. Le récit organise le
plus harmonieusement possible ces différentes lignes, ces différentes voix : il
n’est donc pas chronologique mais polyphonique. »
Le kairos
« Épaississement et sécrétion du temps renvoient à l’antique
notion de kairos. Variante du dieu Chronos, le kairos était représenté dans la
mythologie grecque par un jeune homme ailé coiffé d’une unique mèche de
cheveux. À son passage s’offrent trois possibilités : ne pas le voir, le voir
et ne rien faire, tendre la main et saisir la mèche de cheveux. La dernière
option correspond à l’opportunité saisie, à un instant d’inflexion. Le kairos
indique donc une autre dimension du temps, marquée d’une certaine profondeur, à
laquelle l’individu montre plus ou moins de sensibilité. Aujourd’hui perdue de
vue, cette vertu souligne en creux notre plus grande passivité face au temps.
L’improvisation musicale est l’un des aspects de ce kairos : elle est en effet
création d’un temps qui devient œuvre à partir de contraintes et d’un matériau
donnés. J’ai donné le nom d’Improvisations à certains de mes textes critiques
retranscrits d’après des cours consacrés à Rimbaud, Flaubert ou Balzac. Mes
interventions étaient préparées, mais je ne lisais jamais de notes, je n’avais
pour guide que le livre à commenter. Pour moi, un cours était un voyage d’une
citation à l’autre. Des sortes d’escales. »
Les cycles
« La capacité d’avoir prise sur le temps varie grandement
selon les âges de la vie. D’abord ouverture dont la continuité laisse toujours
advenir des possibles, la vieillesse et l’approche de la mort font davantage
vivre le temps comme une fermeture. Comment vivre cette fin, ce déroulement qui
n’est plus progrès perpétuel mais qui se referme progressivement ? Une fois
cette question posée, tout devient urgent. Cela me rappelle un célèbre passage
des Essais où Montaigne raconte que, dans les salles de banquets, les anciens
Égyptiens plaçaient un squelette afin de rappeler aux convives : “Profitez !
Buvez du bon vin tant qu’il en est encore temps !” À certains malades, le
médecin annonce : “Il vous reste trois mois à vivre.” C’est la même question :
comment remplir ces trois mois le plus intelligemment pour vous et pour
autrui ? À l’échelle plus collective de l’humanité, on retrouve la même
problématique. Quelle notion de progrès peut-il y avoir pour une espèce sans
doute vouée à disparaître ? Il s’agit d’un thème fondamental de la pensée
antique et médiévale, qui concevait l’univers bâti selon un système de
correspondances : le fonctionnement du corps humain répondait à l’agencement
des planètes, microcosme résonnait avec macrocosme. Dans La Science nouvelle,
le philosophe et historien Giambattista Vico [1668-1744] raconte l’histoire des
sociétés sur le modèle de celle d’un individu : elles ont donc une enfance, une
maturité, une vieillesse et une mort. Ce thème de la mort des sociétés nous
renvoie au thème fondamental en religion de la fin du monde, à l’eschatologie
liée dans le christianisme au jugement dernier. Ce n’est qu’au moment où notre
monde disparaît pour se transformer en enfer et en paradis que l’on comprend
qui est qui, qui sont les bons et qui sont les mauvais. »
Le terme
« J’ai 85 ans, cette histoire ne va plus durer bien
longtemps, je le sais ! Il s’agit donc d’organiser un temps qui se rétrécit de
multiples façons. Avec le passage des années, la conscience du temps se
transforme et prend une autre valeur, on fait l’expérience d’une accélération.
C’est le temps lui-même qui change la façon dont nous le percevons. Contre
cette accélération surgit toutefois l’idée que l’on peut soi-même sécréter du
temps. Arrivé à un point de sa vie, on peut en effet décider de se donner du
temps pour aller jusqu’à un certain terme. La relation de l’individu au temps
est donc bien plus active que ce que l’on a l’habitude d’imaginer. Lorsque
j’étais enseignant, je consacrais une bonne partie de mon temps à préparer mes
cours, ce qui m’en laissait peu pour le reste. Je n’ai jamais eu le temps
d’écrire ce que j’ai écrit, je l’ai pris. Il y a une forme de violence dans cet
acte. Mais ce temps que l’on a pris dévore finalement l’ensemble du temps, ce
qui est d’autant plus sensible à mesure que les années passent. Le rétrécissement
du temps en fin de vie a donc forte partie liée à cet acte de prendre, qui
multiplie le temps en même temps qu’il le menace. Je viens de publier mes
œuvres complètes, mais évidemment elles ne le sont pas. Je peux toujours
ajouter quelque chose, une coda comme on dirait en musique. Mais je n’ai plus
de grand projet. Je suis en quelque sorte en sursis. Je vis un temps qui se
rétrécit et qu’il faut saisir différemment. J’écris encore beaucoup, mais pour
des amis, des peintres, des photographes qui me demandent de collaborer avec
eux. Heureusement qu’ils sont là car je leur dois ma propre survie. Mon projet
est de survivre, et de faire survivre les gens qui m’entourent. »