En cliquant sur les onglets ci-dessus, vous pourrez retrouver les souvenirs de la venue de Michel Butor à Mons-en-Barœul le samedi 5 mars 2011 (Le retour dans sa maison natale, l'hommage à la Maison Folie du Fort de Mons et des moments émouvants avec notamment un vivat flamand et la découverte de l'iPad lors d'un repas à l'Hamadryade de Villeneuve d'Ascq). Le samedi 5 mars après midi Michel Butor a inauguré au musée Sandelin à St Omer une exposition qui lui était consacré (onglet St Omer). Nous avons ajouté les émotions du 18 mai 2012 à Mons (restaurant du Fort, découverte de la bibliothèque et vernissage dans la salle d'exposition du fort) et le lendemain lors d'une visite privée au musée de la piscine de Roubaix et son intervention à la médiathèque l'Odyssée à Lomme. Merci au groupe des amis de Michel Butor qui a permis à Michel Butor de retrouver sa ville natale.

En sursis

Michel Butor. « Je suis en quelque sorte en sursis »

Article mis en ligne le 19 juillet 2012 dans Philosophie Magazine



À 85 ans, lors d’une conférence émouvante, l’écrivain Michel Butor médite sur la nature du temps : celui qu’il a vécu et celui qui lui reste à vivre. Nous ne sommes pas seulement serviteurs ou victimes du temps, mais aussi ses créateurs. Voilà la grande leçon de l’œuvre de Michel Butor. L’auteur de La Modification et de L’Emploi du temps était l’invité d’honneur du dernier festival Philosophia consacré au temps (à Saint-Émilion du 27 au 29 mai 2011). Au cœur de la salle des Dominicains, ex-cloître des Jacobins, dans ce lieu où se recoupent histoire religieuse, révolutionnaire, et culture du vin, il a livré avec le philologue Carlo Ossola, professeur au Collège de France, pendant près de deux heures, une éblouissante conférence sur notre capacité, nous qui sommes dans le temps, à répliquer par des actes de création. Jeux avec la mémoire et avec le récit, improvisation musicale, anticipation de l’avenir, modification de nos calendriers ou prophétie de la fin des temps, nous ne cessons de jouer avec chronos et d’inventer des outils qui nous permettent d’arrêter le flux en l’attachant à de l’espace – ce qu’il appelle à la suite du critique russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975) des « chronotopes ». Envisageant la perspective de la fin des temps, l’écrivain-philosophe a conclu par un témoignage sur sa propre expérience de l’accélération et son espoir de survivre, dans et par les autres. Voici en guise de conclusion les temps forts de cette « leçon ». En partenariat avec le Festival Philosophia.

Weather and Time

« J’ai vécu quelque temps à Manchester où j’ai été lecteur dans mes jeunes années. C’était une ville où régnait en hiver un brouillard, le smog, à distinguer du fog par son épaisseur palpable. Manchester était alors une ville industrielle, les usines recrachaient cendres et fumées qui se mêlaient à l’humidité ambiante. Sortir dans la rue revenait à s’enfoncer dans une caverne molle et froide. J’entendais souvent dire : “In Manchester there is no time, only weather.” Ces deux termes anglais, weather et time, qui signifient la même chose en français, nous invitent à penser différemment l’opposition entre l’épaisseur du temps vécu, du temps qui passe, et la linéarité du temps socialisé, du temps des calendriers, des horloges. Le plus souvent, nous concevons le temps de façon linéaire, mais cela ne peut pas fonctionner. Saint Augustin le souligne lorsqu’il évoque dans ses Confessions les trois temps du présent. Passé et futur n’ont selon lui pas de réalité en eux-mêmes, ils n’existent que dans notre conscience, dans nos souvenirs et nos projections. Il considère donc plus appropriés les termes de présent du passé, présent du présent et présent du futur. Ce sont ces différentes échelles superposées que j’ai voulu explorer dans L’Emploi du temps. Dans son journal intime, Jacques Revel, simple employé de bureau, revient sur ses premiers mois à Bleston, ville anglaise imaginaire. L’écriture dessine jour après jour les contours d’un labyrinthe spatio-temporel où, Français égaré dans des brumes étrangères, Revel tente de reconstruire l’entrelacement des rues et de ses rencontres. »

La fugue

« Nous tourner vers la musique peut être ici utile. Le temps musical est étranger à la linéarité : des motifs se répètent, se transforment, se renversent, s’imbriquent les uns dans les autres… La fugue et l’écriture contrapuntique en sont les exemples les plus frappants. “Fugue” signifie littéralement “fuite” (du latin fugare) : on y court après le temps tout en voulant le maîtriser, l’organiser, le modeler. Dans L’Emploi du temps cette conception musicale du temps vient au secours du temps vécu, elle réorganise la linéarité du calendrier. Un récit n’est jamais chronologique : on croit raconter une histoire avec un début et une fin, mais il y a toujours des retours en arrière. Si le parcours d’un personnage peut constituer la colonne vertébrale du récit (Rastignac dans La Comédie humaine), les rencontres qu’il fait obligent à bouleverser la linéarité des événements. Le récit organise le plus harmonieusement possible ces différentes lignes, ces différentes voix : il n’est donc pas chronologique mais polyphonique. »

Le kairos

« Épaississement et sécrétion du temps renvoient à l’antique notion de kairos. Variante du dieu Chronos, le kairos était représenté dans la mythologie grecque par un jeune homme ailé coiffé d’une unique mèche de cheveux. À son passage s’offrent trois possibilités : ne pas le voir, le voir et ne rien faire, tendre la main et saisir la mèche de cheveux. La dernière option correspond à l’opportunité saisie, à un instant d’inflexion. Le kairos indique donc une autre dimension du temps, marquée d’une certaine profondeur, à laquelle l’individu montre plus ou moins de sensibilité. Aujourd’hui perdue de vue, cette vertu souligne en creux notre plus grande passivité face au temps. L’improvisation musicale est l’un des aspects de ce kairos : elle est en effet création d’un temps qui devient œuvre à partir de contraintes et d’un matériau donnés. J’ai donné le nom d’Improvisations à certains de mes textes critiques retranscrits d’après des cours consacrés à Rimbaud, Flaubert ou Balzac. Mes interventions étaient préparées, mais je ne lisais jamais de notes, je n’avais pour guide que le livre à commenter. Pour moi, un cours était un voyage d’une citation à l’autre. Des sortes d’escales. »

Les cycles

« La capacité d’avoir prise sur le temps varie grandement selon les âges de la vie. D’abord ouverture dont la continuité laisse toujours advenir des possibles, la vieillesse et l’approche de la mort font davantage vivre le temps comme une fermeture. Comment vivre cette fin, ce déroulement qui n’est plus progrès perpétuel mais qui se referme progressivement ? Une fois cette question posée, tout devient urgent. Cela me rappelle un célèbre passage des Essais où Montaigne raconte que, dans les salles de banquets, les anciens Égyptiens plaçaient un squelette afin de rappeler aux convives : “Profitez ! Buvez du bon vin tant qu’il en est encore temps !” À certains malades, le médecin annonce : “Il vous reste trois mois à vivre.” C’est la même question : comment remplir ces trois mois le plus intelligemment pour vous et pour autrui ? À l’échelle plus collective de l’humanité, on retrouve la même problématique. Quelle notion de progrès peut-il y avoir pour une espèce sans doute vouée à disparaître ? Il s’agit d’un thème fondamental de la pensée antique et médiévale, qui concevait l’univers bâti selon un système de correspondances : le fonctionnement du corps humain répondait à l’agencement des planètes, microcosme résonnait avec macrocosme. Dans La Science nouvelle, le philosophe et historien Giambattista Vico [1668-1744] raconte l’histoire des sociétés sur le modèle de celle d’un individu : elles ont donc une enfance, une maturité, une vieillesse et une mort. Ce thème de la mort des sociétés nous renvoie au thème fondamental en religion de la fin du monde, à l’eschatologie liée dans le christianisme au jugement dernier. Ce n’est qu’au moment où notre monde disparaît pour se transformer en enfer et en paradis que l’on comprend qui est qui, qui sont les bons et qui sont les mauvais. »

Le terme


« J’ai 85 ans, cette histoire ne va plus durer bien longtemps, je le sais ! Il s’agit donc d’organiser un temps qui se rétrécit de multiples façons. Avec le passage des années, la conscience du temps se transforme et prend une autre valeur, on fait l’expérience d’une accélération. C’est le temps lui-même qui change la façon dont nous le percevons. Contre cette accélération surgit toutefois l’idée que l’on peut soi-même sécréter du temps. Arrivé à un point de sa vie, on peut en effet décider de se donner du temps pour aller jusqu’à un certain terme. La relation de l’individu au temps est donc bien plus active que ce que l’on a l’habitude d’imaginer. Lorsque j’étais enseignant, je consacrais une bonne partie de mon temps à préparer mes cours, ce qui m’en laissait peu pour le reste. Je n’ai jamais eu le temps d’écrire ce que j’ai écrit, je l’ai pris. Il y a une forme de violence dans cet acte. Mais ce temps que l’on a pris dévore finalement l’ensemble du temps, ce qui est d’autant plus sensible à mesure que les années passent. Le rétrécissement du temps en fin de vie a donc forte partie liée à cet acte de prendre, qui multiplie le temps en même temps qu’il le menace. Je viens de publier mes œuvres complètes, mais évidemment elles ne le sont pas. Je peux toujours ajouter quelque chose, une coda comme on dirait en musique. Mais je n’ai plus de grand projet. Je suis en quelque sorte en sursis. Je vis un temps qui se rétrécit et qu’il faut saisir différemment. J’écris encore beaucoup, mais pour des amis, des peintres, des photographes qui me demandent de collaborer avec eux. Heureusement qu’ils sont là car je leur dois ma propre survie. Mon projet est de survivre, et de faire survivre les gens qui m’entourent. »