L'homme aux 1 500 livres : une visite à Michel Butor
Notre journaliste Sophie Pujas avait rencontré Michel Butor
chez lui, en Haute-Savoie. Retour sur une rencontre au pied des montagnes.
Publié dans Le Point le 27 août 2016 par Sophie Pujas
« Le slalom géant, ce n'est rien à côté d'une belle phrase !
» Michel Butor avait l'art de la formule malicieuse et imprévue. L'interroger,
c'était se laisser surprendre, le voir botter en touche face à toute tentative
de solennité. « À l'écart » : tel était le nom de sa maison de Lucinges, en
Savoie, où, loin de la vie parisienne, il bâtissait son œuvre protéiforme. Sur
ces hauteurs, il recevait généreusement – chercheurs, journalistes, artistes,
étudiants. Encore fallait-il prendre le temps de ce pas de côté, au bout d'une
route tranquille, dans ce lieu qu'il avait choisi pour sa qualité de silence.
Derrière une église, et avec vue sur les montagnes qu'il aimait arpenter au
matin. J'y ai découvert cette bonhomie, cette bienveillante curiosité pour
l'autre dont se souviennent tous ceux qui ont croisé l'homme. Il avait
l'érudition gourmande et espiègle, cultivait l'humour.
« Je n'ai pas essayé de me construire un personnage, me
confiait-il alors, un sourire aux lèvres. Ça s'est fait tout seul. Par exemple,
les salopettes que je porte font partie, maintenant, du personnage Michel
Butor. Les gens se sont habitués à me voir avec et sont maintenant très déçus
quand je n'en porte pas… »
Un personnage qu'il a d'ailleurs joué à mettre en
scène dans certains de ses livres, comme ses Génies du lieu ou Matières de
rêve. Comme une revanche joyeuse.
« Aujourd'hui, on ne le sait plus vraiment, mais quand
j'étais jeune, butor était vraiment une insulte impardonnable. Je détestais mon
nom. Quand j'étais enfant, j'ai parfois eu des professeurs indélicats, qui
m'ont fait beaucoup souffrir en faisant des plaisanteries sur le sujet. Ce nom
s'est en quelque sorte marqué sur moi, comme un tatouage, une cicatrice. Quand
j'ai commencé à publier, Jean Paulhan m'a dit : Naturellement, vous prenez un
pseudonyme. Ça a fait brûler ma cicatrice – comme chez Harry Potter –, et j'ai
dit non. J'avais essayé, plus jeune, d'user de pseudonymes, dans des revues,
des textes enfouis, sans intérêt. Mais dès que j'ai publié sous mon propre nom,
j'ai vraiment assumé ce butor, et voilà comment une espèce de personnage s'est
formée. J'y ai assisté comme on assiste à la naissance d'un livre, en étant
surpris même si on y a mis beaucoup de volonté. »
La démultiplication
Collage de Michel Butor ©
Il avait choisi de s'éloigner de la vie parisienne pour se
consacrer à son œuvre. Le temps qu'il accordait à profusion à ses visiteurs
frappait d'autant plus quand on savait sa frénésie de livres et de projets de
toutes sortes. Cette œuvre infinie, ouverte par principe, disséminée en des
centaines de livres, et impossible à réduire au nouveau roman qui a fait sa
célébrité. Autour de 1 500 titres (dont seulement 4 romans) seraient à son
palmarès – plusieurs sorties sont encore annoncées. Beaucoup sont des
variantes, des réécritures, des éditions partielles ou augmentées de textes
antérieurs, comme un joyeux et vertigineux jeu de piste à l'adresse du lecteur.
« Il est presque impossible d'avoir tout lu. Mais je ne suis pas le seul dans
ce cas ! Pensez à Balzac ou à Hugo, deux auteurs proliférants, qui ont
énormément écrit, énormément publié, qui ont eux aussi beaucoup de strates dans
leurs textes, de corrections… Tant pis si on ne peut pas avoir tout lu ! »
relevait-il.
Les éditions de La Différence avaient pourtant eu la belle
et folle idée de se lancer dans une édition complète de ses œuvres, en douze
volumes, parus entre 2006 et 2010. À l'heure du numérique, dont il était
d'ailleurs curieux, Butor croyait à l'objet livre, nourrissait à l'égard de la
beauté des pages une passion au long cours. N'avait-il pas, dans Boomerang
(Gallimard, 1978), osé des impressions en quatre couleurs et des jeux
typographiques ? Signe de cette ferveur esthétique, les collaborations, nombreuses
et fertiles, avec les peintres, de l'illustration au véritable livre d'artiste
conçu à deux : Vieira da Silva, Dufour, Matha, Alechinsky, Miquel Barceló, pour
ne citer que quelques-uns de ces précieux compagnons de route.
À ses multiples correspondants, il envoyait des cartes
postales, de petits collages réalisés par lui-même. Autre façon de se
démultiplier… Il y a quelques mois, il publiait une anthologie consacrée à
Victor Hugo (Hugo par Butor, Buchet-Chastel). Avec un mot d'ordre qui lui
ressemblait : choisir les voies de traverse. « J'ai préféré prendre des pages
qui ne soient pas déjà trop connues, de l'inattendu, car le grenier hugolien
regorge de surprises. Il faut y fouiller, remuer les vieux cartons. On en
ressortira toujours les mains pleines. » Comme des pages de Butor.