Michel Butor : " On dit souvent de moi que je suis un inconnu célèbre "
Père du nouveau roman, l'écrivain prolifique
travaille, à 86 ans, à la réédition de ses œuvres complètes. Et fait preuve
d'un enthousiasme d'adolescent pour le numérique.
16/03/2013 Propos recueillis par Marine Landrot - Télérama n° 3296
Solide comme un roc, avec son éternelle salopette vert sapin,
sa barbe très Hubert Reeves et sa bienveillance rieuse, Michel Butor ouvre la
grille blanche de sa maison « A l'écart », posée derrière l'église de Lucinges,
en Haute-Savoie. Une demeure de bric et de broc sur laquelle il a écrit un
poème. Il a le pas léger, et c'est comme une apparition sur la neige.
Les trois chiens sont dans leurs cages, à côté du piano qui
s'est tu depuis la mort de sa femme Marie-Jo, il y a deux ans. A 86 ans,
l'homme escalade sûrement le colimaçon de bois qui mène à son immense bureau où
se regardent trois tables, signe de la démultiplication permanente de cet
écrivain prolifique. Etiqueté chef de file du nouveau roman, avec la parution
en 1957 de La Modification (qui vouvoyait le lecteur et décrivait par le menu
le voyage ferroviaire d'un homme en route vers Rome), Michel Butor a ensuite
définitivement rompu avec ce genre littéraire.
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© Photo de Rudy Waks |
Philosophe, poète, auteur de livres d'artistes, d'albums
pour enfants, professeur, théoricien sur la musique, la peinture, la
littérature, photographe, il n'a cessé de parcourir le monde, à la recherche du
renouvellement perpétuel. Inclassable, insaisissable, en mouvement permanent,
Michel Butor pourrait aisément reprendre à son compte la devise de Jules Berry
dans Les Visiteurs du soir : « Oublié dans son pays, inconnu ailleurs, tel est
le destin du voyageur... » Si son nom d'oiseau est familier à tous, peu
connaissent l'oeuvre foisonnante de ce flâneur invétéré, que les éditions de la
Différence ont entrepris d'éditer intégralement, l'année de ses 80 ans. Michel
Butor continue de participer activement à ce travail titanesque, loin d'être
achevé.
Nous sommes assis dans votre bureau, et ce qui frappe, c'est
le silence absolu...
J'ai choisi cette maison, avec ma femme, pour ses qualités
acoustiques. En montagne, le bruit monte de la vallée. Si on est sur les
pentes, les routes font des lacets, on entend les automobiles changer de
vitesse pour virer, et c'est une véritable gêne sonore. Dans cette maison, je
n'entends que les bruits naturels. Le vent dans les arbres, le coulis du
torrent, les rires des enfants dans la cour de récréation, le chant des
oiseaux, les cloches de l'église.
J'ai besoin de silence, parce que, avec le temps, je suis
devenu de plus en plus sensible. J'ai perdu une partie de l'audition, mais
paradoxalement, au fil des années, l'écriture a aiguisé ma perception de ce qui
m'entoure, et j'ai besoin de me mettre « à l'écart », comme le dit le nom de
cette maison. La photographie a beaucoup affiné ma perception visuelle.
Autrefois, au temps du noir et blanc, le photographe était celui qui comprenait
ce que devenait une image lorsque la couleur en était partie. Depuis, je
réussis à analyser le rôle de la couleur à l'intérieur de ce que je vois.
Le nouveau roman a aussi été pour moi une école du regard.
Pour pouvoir décrire parfaitement les choses, je me suis mis à les observer
avec beaucoup plus de précision. Puis, quand j'ai écrit sur la musique, je me
suis mis à faire attention à la façon dont les mots résonnaient, dont
j'entendais le bruit du monde. Ce qui fait que je perçois la réalité avec une
acuité un peu particulière...
Cela vient-il aussi de votre mère, qui était sourde ?
Ma mère est devenue sourde à son dernier accouchement. Ça a
été pour moi une très grande perte, un très grand malheur. C'est une des
raisons pour lesquelles je n'ai pas continué le violon, parce qu'elle ne
pouvait plus m'entendre. Elle avait une surdité absolue. Le nerf auditif ne
répondait plus. A cette époque-là, la langue des signes n'était pas du tout
développée. Elle a donc appris à lire sur les lèvres. Ma grand-mère, qui n'a
pas admis la surdité de sa fille, n'a jamais voulu apprendre à articuler
convenablement. Tous les soirs, elle écrivait le compte rendu de la journée
pour ma mère, que cela exaspérait prodigieusement, et qui ne le lisait pas.
Pendant des années, je me suis endormi en voyant, par ma porte entrebâillée,
ces deux femmes ne pas réussir à dialoguer, ça se terminait souvent par des larmes.
Ça a été très important dans mon enfance.
“ Nous pouvions avoir avec ma mère des conversations silencieuses passionnantes, que personne n'entendait. ”
En revanche, la lecture sur les lèvres marchait très bien
avec ses enfants. Il nous fallait articuler les sons, mais il n'y avait pas
besoin de les émettre. Donc pendant que les autres parlaient entre eux, nous
pouvions avoir avec ma mère des conversations silencieuses passionnantes, que
personne n'entendait, qu'elle seule percevait. Avec elle, nous pouvions parler
autrement qu'avec les autres, parce que nous pouvions parler silencieusement.
Articuler de la sorte m'a beaucoup préparé pour mon rôle de récitant dans des
œuvres musicales.
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© Photo de Rudy Waks |
Qu'aimez-vous dans ce rôle de récitant ?
Etre à l'intérieur de l'orchestre, et donc entendre la
musique autrement que dans le public. Généralement, lors d'un concert, les
musiciens sont sur scène, et le public, face aux musiciens, n'entend que d'un
seul côté. La musique lui vient de face. Alors que pour les musiciens qui sont
dans l'orchestre, ça vient de tous les côtés. La musique est beaucoup plus une
question d'espace. Pour moi, c'est une différence considérable. J'aime la
musique plus que tout. J'ai un grand culte pour Jean-Sébastien Bach. Ce vieux
bonhomme me donne de l'énergie. Et j'ai besoin d'énergie, maintenant. Alors
j'écoute ses cantates les unes après les autres.
Vous aimez aussi lire les partitions, comme on lit un
livre...
C'est mon ami le poète Georges Perros qui me l'a appris. Ce
n'était pas un très bon pianiste, mais un excellent déchiffreur. Il me faisait
chanter des lieder de Schubert, des mélodies de Duparc. On s'est rencontrés
comme lecteurs pour la NRF. Au milieu de ces gens ultra parisiens, il avait
quelque chose de différent. Moi-même, je n'étais pas à l'aise. Entre jeunes
perdus, on s'est trouvés, et on ne s'est plus quittés. Par la suite, je lui ai
fait lire tous mes manuscrits. Il me signalait les maladresses, très
discrètement. Il avait toujours raison, c'était extraordinaire. Je n'ai jamais
retrouvé un lecteur pareil.
Vous avez écrit quelque mille cinq cents livres. Qu'est-ce
qui vous pousse à être aussi prolifique ?
J'ai besoin de tisser un cocon de mots pour me protéger du
monde extérieur. Je n'écris pas pour me faire connaître. D'ailleurs, on dit
souvent de moi que je suis un « inconnu célèbre » ou un « monument marginal ».
J'écris beaucoup au fil de mes rencontres, qui ont été nombreuses. Mes livres
sont des concentrés d'amitié avec des gens, morts ou vivants.
Vous avez beaucoup enseigné à l'étranger, en Egypte, en
Grèce, en Angleterre, aux Etats-Unis... Où avez-vous le plus appris ?
En Egypte, l'année scolaire 1950-1951. C'était la dernière
année de règne du roi Farouk. Il y avait un ministre de l'Education très
francophile, qui avait essayé de mettre le français à égalité avec l'anglais
dans l'enseignement secondaire égyptien. A cette époque-là, l'Egypte était une
espèce de protectorat britannique qui ne disait pas son nom. Toutes sortes
d'intellectuels essayaient de se dégager de cette emprise et l'apprentissage du
français devait être un des points de libération. Pour ça, l'Egypte a fait
venir un certain nombre de jeunes professeurs français.
J'avais une licence de philosophie et je me suis retrouvé
dans une petite ville à 200 kilomètres du Caire, devant des classes de soixante
élèves, beaucoup plus costauds que moi et qui ne savaient pas un mot de
français. Du coup, j'ai communiqué avec eux par le tableau noir. Je faisais des
dessins, que j'agrémentais de légendes parlées. Une bonne partie avaient
complètement renoncé à comprendre, ils étaient très agités. C'était très dur.
Mais j'ai appris à explorer des modes d'expression qui sont devenus par la
suite des plaisirs artistiques.
Vous avez donc été confronté très tôt à la difficulté
d'enseigner...
J'y avais déjà été confronté en France, avant l'Egypte ! La
crise de l'enseignement dans notre pays, il y a très longtemps que ça dure, ce
n'est pas nouveau, vous savez ! Elle a des racines très profondes, et je ne
sais pas du tout comment ça va s'arranger. C'est un problème d'inadéquation des
programmes, qui dure depuis la Seconde Guerre mondiale... Après la guerre, la
population s'est divisée en deux couches. Les gens qui avaient vécu avant la
guerre n'ont eu qu'une idée, quand elle a été finie : refermer cette parenthèse
douloureuse et essayer de se retrouver comme ils étaient en 1937. Evidemment ça
n'a pas marché.
“ La représentation du monde transmise par l'enseignement est profondément décalée par rapport à la réalité. ”
Et puis il y avait les jeunes comme moi, qui sortaient de la
guerre en se rendant bien compte que l'empire français n'existait plus, que
l'empire français était un mensonge. L'origine du malaise de l'enseignement, il
faut aller la chercher jusque-là. Encore aujourd'hui, la représentation du
monde transmise par l'enseignement est une représentation profondément décalée
par rapport à la réalité.
Les Français ont eu beaucoup de mal à comprendre que le temps
des empires coloniaux, c'était fini, puis que Paris, capitale de la culture
universelle, c'était fini. On a essayé des réponses illusoires. Certains ont
dit que la capitale de la culture universelle, c'était désormais New York. Des
fonctionnaires de la culture ont une certaine tendance à dire qu'aujourd'hui
c'est Berlin. Mais c'est tout à fait faux. Il n'y a plus de capitale de la
culture universelle ! Ou plutôt si, il y en a beaucoup. Même aujourd'hui, la
plupart des hommes politiques français ne comprennent pas cela.
C'est en particulier à cause de l'éducation hyper formatée
qui continue d'être donnée en France. L'ENA est un instrument d'immobilisme
considérable. On n'a pas du tout su tirer les leçons des événements de Mai 68.
Depuis des années, on fait des réformes et des réformes de l'enseignement, dont
le dénominateur commun est de ne rien réformer du tout. Elles ont compliqué les
choses, perturbé aussi bien les enseignants que les élèves, parce qu'on a
essayé dans un sens, puis comme ça ne marchait pas, on est revenu en arrière.
Il ne faut pas simplement changer ce qui a été fait l'année précédente. Non, il
faut changer ce qui était la règle il y a... presque cent ans !
Vous avez souvent été précurseur, notamment en 1962 avec
Mobile, votre livre-collage sur les Etats-Unis, qui semble fait sur un
ordinateur d'aujourd'hui. Quel regard portez-vous sur le livre numérique ?
C'est un nouveau support avec des possibilités
extraordinaires ! On n'en est qu'aux premiers balbutiements... Si j'étais
jeune, je me passionnerais pour ça. Je voudrais que les livres numériques
deviennent une forme de livres d'artistes complètement nouvelle. Pour
l'instant, malheureusement, l'obsession, c'est de réussir à faire une tablette
qui ressemble le plus possible au livre papier, en reproduisant le grain, le
feuilletage...
“ On ne parvient pas à appréhender le numérique comme quelque chose de tout neuf, ce qui est une erreur ”
Il ne faut pas imiter, il faut inventer ! Le numérique fait
peur. On ne parvient pas à l'appréhender, à le travailler, à l'explorer comme
quelque chose de tout neuf, ce qui est une erreur. Tous ces instruments
numériques ont été mis au point par les banques, les milieux d'affaires. Ce
sont des gens qui ont en général assez peu de sensibilité, donc ils ne
comprennent pas ce qu'ils ont inventé. Pourvu qu'ils fassent un peu d'argent,
c'est tout ce qu'ils veulent, mais ils n'essaient pas du tout de réfléchir à ce
qu'ils ont entre les mains.
Les poètes ont peut-être un rôle à jouer...
Naturellement ! Il n'y a que les poètes pour nous guider à
l'intérieur de ces nouveaux territoires. Prenez Twitter. Cent quarante
caractères, c'est une contrainte prosodique respectable, comme on a inventé
celle du sonnet au XVIe siècle. Evidemment très peu de gens sont capables d'en
tirer des choses intéressantes, de même que très peu ont été capables de créer
des sonnets intéressants, sur les millions qui ont été écrits dans l'histoire
de la littérature.
Vous n'avez quand même pas abandonné vos célèbres cartes
postales pour les courriels...
Non, je ne me suis mis aux mails qu'il y a deux ans, à 85
ans, et je m'en sers très peu. Je préfère effectivement mes bonnes vieilles
cartes postales un peu transformées. Le mail n'est pas assez tactile, j'aime
bien toucher les courriers. Tout comme j'aime toucher les livres pour leur
manifester mon affection et mon respect. Quand j'étais petit, chaque année,
avec mes parents, on nettoyait les livres, et j'aimais beaucoup cette
cérémonie. Les Jules Verne et les Walter Scott étaient considérés comme des
livres pour enfants qu'on pouvait manipuler sans ménagement. Mais Rousseau et
Montesquieu, il fallait faire très attention en les dépoussiérant !
Michel Butor en huit dates
1926 Naissance à Mons-en-Barœul. A 3 ans, installation
définitive à Paris.
1954 Premier roman, Passage de Milan.
1957 Prix Renaudot pour La Modification.
1967 Portrait de l'artiste en jeune singe, premier récit
autobiographique.
1970 Hoirie-Voirie, illustré par Pierre Alechinsky.
1989 Improvisations sur Flaubert et Rimbaud.
2006 Début de la publication de ses œuvres complètes aux
éditions de la Différence.
2012 Le Long de la plage, poèmes en musique avec le jazzman
Marc Copland.