Par Laurent Jouannaud, janvier 2016
" Mon cher Hervé, je me promettais depuis longtemps de relire
La Modification, ce grand livre qui obtint le prix Renaudot en 1957. C’est
lecture faite. Avec plaisir. Michel Butor nous enferme une vingtaine d’heures
dans un compartiment de train avec Léon Delmont qui se rend de Paris à Rome.
C’est un habitué de la ligne car il dirige à Paris la filiale française de la
société Scabelli dont le siège est à Rome. Il a emporté un livre qu’il n’arrive
pas à lire, mais qui lui sert à marquer sa place quand il quitte le wagon pour
fumer, aller aux toilettes, au wagon-restaurant ou se dégourdir les jambes. Il
observe les autres voyageurs, le compartiment lui-même et le paysage qui défile
derrière les vitres, celles de droite et celles de gauche. Mais surtout, il
réfléchit. "
Il a décidé de quitter sa femme Henriette pour vivre avec sa
maîtresse, Cécile, qu’il va installer à Paris. Ce voyage est d’ailleurs son
premier acte de liberté : « Ce voyage devrait être une libération, un grand
nettoyage de votre corps et de votre tête ; ne devriez-vous pas en ressentir
déjà les bienfaits et l’exaltation ? » C’est un voyage secret : sa femme à
Paris croit qu’il s’agit d’un banal voyage d’affaire, sa maîtresse qui vit à
Rome n’est pas prévenue car il veut lui faire une surprise en lui annonçant sa
décision de vive voix. Mais il y a loin de Paris à Rome, de vendredi à samedi,
et du désir à la réalisation du désir.
Il s’agit donc d’une histoire d’adultère. Sujet banal tant
qu’il y aura des hommes et des femmes qui espèrent s’aimer toujours. Ici, un
homme entre deux femmes, la légitime et la maîtresse. Les liaisons
extraconjugales ont un seuil au-delà duquel chacun se décourage (trois ans
environ). Léon le sent, il faut choisir, il connaît Cécile depuis plus de deux
ans. Ce thème balisé de chefs d’œuvre permet toujours et encore d’intéressantes
variantes. Butor en introduit plusieurs qui donnent à son roman une originalité
inattendue.
Le roman de Michel Butor sera adapté au cinéma par Michel Worms, avec Maurice Ronet,
Emmanuelle Riva et Sylva Koscina comme interprètes et une musique de Francis
Lai.
D’abord, tout semble commencer par la fin puisque la
décision de divorcer est prise. Que reste-t-il alors à raconter? Il reste à
ruminer les attendus de cette décision et leurs conséquences. Mais, à force d’y
réfléchir pendant que dure le long trajet Paris-Rome, sans dormir car il n’a
pas pris de couchette, Léon Delmont va changer d’avis. Sa décision se défait :
La Modification raconte la modification progressive du projet initial. Il y
aura bien une décision prise, mais une autre, qui annule la première. Le statu
quo semblera préférable.
Cette décision première n’est d’ailleurs que virtuelle au
départ de Paris: il n’a rien dit ni à l’une ni à l’autre. Cette décision sera
effective quand il dira à Cécile : « Ça y est. Je romps avec Henriette. Je t’ai
trouvé un travail et une chambre à Paris. Viens. » Cette phrase, la
prononcera-t-il une fois arrivé à Rome ? Assez vite, le doute et le suspense
s’installent. Rompre avec sa femme, se séparer des enfants, vivre avec sa
maîtresse, ce n’est pas si simple…
Léon Delmont est donc assis dans le train. C’est ce huis
clos qui l’empêche de se distraire de lui-même et le force à ruminer. C’est
presque malgré lui qu’il va revoir et revivre son histoire. En effet, il a
connu sa maîtresse dans le train de Paris à Rome, ce même train, et tout lui
rappelle leur première rencontre. Mais il pense encore à son dernier voyage de
Rome à Paris, il y a quelques jours, quand Cécile à la gare lui a reproché de
ne pas se décider et qu’Henriette au retour à Paris s’est montrée si
désagréable. Et lui revient en mémoire son voyage de noces, avec sa femme,
avant la guerre, de Paris à Rome, quand ils s’aimaient. Ces voyages lui
reviennent par bribes, et Butor se livre à un extraordinaire chassé-croisé
entre ces divers voyages du passé : le lecteur doit s’accrocher pour ne pas
dérailler. Mais Léon Delmont, ou plutôt, Butor, ne s’embrouille pas : c’était
le jour, ou la nuit, en première, en troisième, dans le sens Paris-Rome ou
Rome-Paris, avec Cécile, ou avec Henriette, ou seul.
Le voyage actuel se fait au présent de l’indicatif, les
autres voyages sont au passé. Et Léon Delmont évoque au futur des voyages à
venir, quand Cécile ira le rejoindre à Paris (un voyage qui n’aura pas lieu),
ou son voyage de retour Rome-Paris le mardi suivant, et même, à la fin, quand
il a modifié la décision initiale, un projet d’un voyage à Rome, avec
Henriette, pour repartir de zéro : « Je te le promets, Henriette, nous
reviendrons ensemble à Rome, dès que les ondes de cette perturbation se seront
calmées, dès que tu m’auras pardonné ; nous ne serons pas si vieux. »
Tout se passe dans la tête de Léon Delmont. Il est dans le
train, il ne parle à personne, c’est un monologue intérieur. Un monologue
intérieur est un dialogue où la conscience se dédouble, se questionne, se
répond, se rappelle, se critique sans intervenant extérieur. Ce dédoublement de
la conscience s’écrit généralement à la première personne, ou parfois à la
deuxième personne du singulier. Dans La Modification, ce « je » qui s’observe
et se parle, au lieu de se tutoyer, se dit « vous ». Léon Delmont se vouvoie,
de la première ligne du roman, quand il entre dans le compartiment : « Vous
avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite
vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant», à la
dernière, quand il quitte le train : « Vous regardez la foule sur le quai. Vous
quittez le compartiment. » Ce procédé, ce truc astucieux, confère au père de
famille hésitant une autorité inattendue. Léon Delmont se constitue lui-même en
personnage et se pense au lieu de simplement se parler. Il s’analyse, se
décrit, finit par se comprendre et savoir ce qu’il veut. Il en vient même à
l’idée d’écrire un roman qui raconterait la crise existentielle qu’il est en
train de vivre.
Enfin, autre variante originale du roman, les deux femmes
sont séparées par mille quatre cents kilomètres : c’est une rivalité à
distance. C’est une rivalité plus géographique que personnelle. En effet,
Cécile vit à Rome, c’est peut-être ce qui fait son plus grand charme. Et
Delmont se souvient maintenant d’un autre voyage en train, quand Cécile l’avait
accompagné à Paris. Une fois à Paris, la magie n’avait pas fonctionné, Cécile
s’était défaite, déromantisée. Delmont analyse le pourquoi et comprend l’erreur
que ce serait de faire venir Cécile : « Il est maintenant certain que vous
n’aimez véritablement Cécile que dans la mesure où elle est pour vous le visage
de Rome, sa voix et son invitation, que vous ne l’aimez pas sans Rome et en
dehors de Rome, que vous ne l’aimez qu’à cause de Rome ». Il aime davantage une
situation qu’une personne, grande vérité psychologique. A la dernière page,
c’est la légitime qui l’emporte.
Ajoutons qu’un couple bourgeois, avec quatre enfants, un bel
appartement, un poste de direction qui ne permet guère le scandale que serait
un divorce, oui, un couple bourgeois, ça tient. Ça tenait en 1957. Butor
analyse sévèrement la société de son temps : la vie de Léon Delmont est un
échec, un « océan d’ennui, de démission, de routines usantes et ennuageantes »,
il a un « boulot auquel il est enchaîné », il a vendu son âme pour réussir. La
marmite sociale et morale commençait à bouillir, mais le couvercle tenait
encore. Rien ne changera donc. Henriette pour Paris, Cécile pour Rome, après
une brillante délibération qui aura duré toute une nuit.
On a classé à l’époque La Modification dans le Nouveau
Roman. Butor a laissé dire, mais c’était un malentendu. La ressemblance
(phrases longues, monologue intérieur, description glacée des objets) n’était
que de surface. Le Nouveau Roman des années 1960 cherchait le flou des
personnages, le flou de l’action, le flou géographique. Ce flou correspondait
déjà à la fluidification du monde dont parle le sociologue Zygmunt Bauman :
dates incertaines, noms réduits à des initiales, décors mouvants, dialogues
ambigus, action inexistante. L’image littéraire du monde, c’est-à-dire son
reflet dans la littérature, était aussi difficile à décrypter que le monde
lui-même. L’emblème en reste le film d’Alain Robbe-grillet, L’année dernière à
Marienbad : est-ce vous ? est-ce moi ? nous sommes-nous aimés ? était-ce
l’année dernière ? était-ce même à Marienbad ? Or le roman de Butor montre non
pas le flou mais la complexité du réel. Ce n’est pas la même chose, même si le
flou et le complexe déstabilisent autant le lecteur.
Dans La Modification,
on sait qui est qui (l’époux, l’épouse, la maîtresse), de quoi il s’agit (une
séparation) et où l’on se trouve (dans le train Paris-Rome, en 1956). Mais
Butor déplie cette surface. Complexité des motifs, complexité de la mémoire,
complexité du réel, même quand l’emballage a l’air si lisse [1]. Cette
complexité n’est pas l’incertitude que le Nouveau Roman a voulu décrire [2]. A
la fin du roman, Léon Delmont reste maître de son destin, du destin de deux
femmes et sait quel train il prendra pour rentrer.
Après La Modification, Butor publiera encore un roman,
Degrés (1960), puis renoncera à cette forme littéraire. Avec Mobile (1962), il
écrit désormais autre chose et autrement. Il s’en est souvent expliqué : «
Après les romans, je me suis mis à écrire des choses très étranges. Le roman
est une forme passionnante qui en profondeur est dépassée [3]. » Butor est une
sorte de Rimbaud : plus une ligne romanesque, et il a tenu parole ! Plus jamais
« La marquise sortit à cinq heures » ! Mais au lieu du silence, une
multiplication vertigineuse (et à mes yeux inquiétante !) du verbe. Il publiera
encore beaucoup : 2000 titres, 350 volumes ! Butor se veut poète. Mais la
poésie n’est-elle pas elle aussi dépassée ?
Michel Butor vit et écrit encore. Son blog, actualisé tous
les mois, ne cesse de proliférer. Nulla dies sine linea. Né en 1926, il sera
nonagénaire cette année.
P.-S. :
Ce roman a délicieusement vieilli avec moi, mon cher Hervé.
Il décrit des choses que j’ai connues et qui ne sont plus. J’ai connu les
photos des villes et régions françaises, en noir et blanc, au-dessus de chaque
siège, dans les compartiments de train. J’ai connu les wagons-restaurants, avec
deux services, et de vrais repas, de vrais cafés. J’ai connu les contrôleurs
aimables et bavards. J’ai connu les contrôles aux frontières, documenti,
Ausweis, papeles ! J’ai connu la Rome, encore catholique et prude, où Léon se
fait passer pour le cousin de Cécile pour garder les apparences. J’ai connu les
ouvreuses de cinéma, comme celle qui place Léon et Cécile côte à côte au début
de leur liaison. J’ai connu les machines à écrire, semblables à celles que
Delmont vend pour la maison Scabelli. J’ai connu l’époque où fumer passait pour
un acte civilisé [4]. Delmont a des cigarettes, il n’en a plus. Il en allume
une, il l’éteint ou elle s’éteint. Il en offre à Cécile. Marque italienne ou
française. Il a sa façon de la tenir et de la mettre en bouche : « Vous
recommencez à aspirer par ce petit tuyau de papier blanc rempli de brins de
feuilles sèches ». D’autres passagers fument. Sa main cherche le paquet neuf ou
froisse le paquet vide. La cendre tombe ou il écrase le mégot dans le cendrier.
L’hygiène et la censure ont désormais rayé ce qui était une sorte de
ponctuation du récit, des films et de la vie. Enfin, mon cher Hervé, j’ai
croisé Michel Butor, imberbe et tout en blanc, à Nice, au temps où il
enseignait à la fac et où j’étais étudiant.
[1] « Ce ne sont pas les livres qui sont compliqués. C’est
ce que nous vivons. Mes livres représentent un effort de simplification
gigantesque par rapport à notre vie quotidienne. C’est à cause de cette
extraordinaire complexité que nous n’arrivons pas à comprendre, c’est à cause
de cela que nous sommes incapables d’améliorer convenablement notre société. » (Une
schizophrénie active. Deuxième voyage avec Michel Butor, Madeleine Santschi,
L’âge d’homme, 1993, p. 51) Et : « Je ne complique pas, mais je vois que les
choses sont compliquées. » (p. 128)
[2] Roland Barthes ne s’y est pas trompé : « Le dernier
roman de Butor, La Modification, semble point par point à l’opposé de l’œuvre
de Robe-Grillet. » (« Il n’y a pas
d’école Robbe-Grillet », 1958, repris dans Essais critiques, Le Seuil, 1964)
[3] Voir interview de 2008 :http://dai.ly/x7fcnd
[4] Fumer impliquait de se taire. Fumer obligeait à ralentir
le tempo. Fumer favorisait l’échange et la
complicité. Fumer donnait une contenance. Fumer faisait maigrir. Fumer
faisait écrire. Fumer faisait plaisir.